transcription
Episode 3 : Les bugs de mémoire dans le traumatisme de l’inceste
Dans les deux premiers épisodes de notre série sur les mécanismes du traumatisme, j’ai abordé la réalité physiologique du traumatisme. Le 2ème épisode précisait la réalité neuro-biologique du traumatisme. Lors d’un traumatisme, le cerveau ne peut pas correctement enregistrer un souvenir dans notre mémoire biographique. Comment se crée ce bug ? quel impact cela t il par la suite ? Dans ce 3ème épisode je vais aborder les conséquences de la mémoire traumatique. Vous en saurez plus sur le pourquoi de l’amnésie traumatique, la reviviscence, les flash backs….
Bienvenue dans le troisième épisode : les bugs de mémoire dans le traumatisme de l’inceste. Troisième épisode de la série sur les mécanismes du traumatisme du Podcast Traumatisme & renaissance, l’inceste, par Hélène Dujardin
L’enregistrement d’une expérience et donc la mémoire est un phénomène complexe. Pour le résumer, nous pouvons dire que nous avons une mémoire « émotionnelle » en lien avec l’amygdale et l’hippocampe. Et une mémoire « autobiographique » plus rationnelle.
Quand l’expérience est correctement enregistrée par le cerveau et ne constitue pas un traumatisme :
• Quand nous construisons un souvenir, dans notre cerveau, un point de jonction se forme entre les neurones : ce sont les synapses.
• A un souvenir, s’associent les modalités sensorielles : ce que nous voyons, ce que nous sentons, ce que nous entendons. Nous enregistrons l’événement à travers nos sens. Et nos émotions
• C’est la fameuse madeleine de Proust, une odeur rappelant le souvenir, avec un lien émotionnel. et, nous pouvons raconter de manière autobiographique notre souvenir
Ainsi, et c’est ce qui va différencier le souvenir « normal » du souvenir traumatique :
• L’expérience suit une chronologie, elle a un début, une fin, une forme de cohérence
• Elle peut être synthétisée en une ou deux phrases
• Le souvenir évolue dans le temps, frais au départ et gardé en mémoire, il peut s’estomper selon son importance. le cerveau opère aussi une sélection naturelle dans ce que nous vivons
• Ce souvenir peut être partagé, sans honte
• On peut se rappeler du souvenir de façon adaptée et modulée en fonction des circonstances.
Dans notre exemple de la madeleine de Proust :
• Le rappel d’un simple souvenir passe par l’hippocampe – centre de la mémoire, puis l’amygdale – cerveau primitif qui gère les émotions et en particulier la peur puis par le thalamus – centre de relais et d’intégration des sensations et des capacités motrices. Ça, c’est le circuit « normal »
Pour une expérience traumatisante, l’enregistrement et le rappel d’un souvenir sont tout autre.
• Comme nous l’avons vu dans l’épisode précédent, mais en rappel pour ceux qui ne l’ont pas écouté pour le moment, quand nous sommes confrontés à un danger, l’amygdale s’active. Mais, si le danger est trop grand. Pour éviter un état de surchauffe de notre système qui est dangereux pour notre vie, le système disjoncte.
Voyons ce qui se passe au niveau de l’enregistrement du souvenir :
• Concrètement l’amygdale est déconnectée de l’hippocampe, qui ne va plus recevoir d’information de la mémoire implicite émotionnelle. Cette dernière ne pourra pas, soit totalement, soit partiellement, être transformée en mémoire déclarative autobiographique. Cela va entrainer des troubles de la mémoire pouvant aller jusqu’à l’amnésie totale ou partielle.
• L’ensemble de l’expérience – par les sens à l’extérieur, par le corps à l’intérieur de nous-mêmes, sont enregistrés de façon fragmentée isolée dans la mémoire émotionnelle. L’enregistrement « émotionnel » est déconnecté de l’expérience autobiographique. C’est un aspect de la mémoire traumatique. Je reste pour le moment sur l’explication de l’enregistrement en tant que telle et je reviens sur la mémoire traumatique juste après.
Concrètement, par rapport au souvenir dit « normal », non traumatique, le souvenir traumatique
• N’a pas de temps, n’a pas de début, ni de fin
• Il n’évolue pas dans le temps, il ne s’estompe pas comme un souvenir ordinaire pourrait le faire, il reste figé dans le passé, comme si vous viviez l’expérience d’hier aujourd’hui. C’est comme si c’était hier, tout aussi vif. Le professeur Démonet neurologue et directeur du Centre Leenaards de la mémoire du CHUV a travaillé il y a quelques années sur une étude pour identifier les zones du cerveau qui participent à l’enregistrement et au rappel des souvenirs, il explique que pour ces souvenirs, l’effacement n’a pas lieu; au contraire, le souvenir se consolide. Et précise que «Le passage par le thalamus semble la clé de ce phénomène d’enkystage»
• Il existe par des traces, des fragments et non une continuité.
• Il n’est pas modulaire : une fois le souvenir ravivé, les autres éléments du souvenir se déclenchent.
Physiologiquement, plus l’adrénaline est produite dans l’expérience du traumatisme, plus le souvenir est précis, dans le détail, une forme d’hypermnésie, jusqu’au point où c’est trop fort, et là se déclenche l’amnésie totale ou partielle.
La question de l’amnésie est importante dans le cas de l’inceste. Voyons ce que disent les chiffres :
• Selon les chiffres de l’enquête « Impact des violences de l’enfance à l’âge adulte » (2015), réalisée par l’association française Mémoire traumatique et victimologie, 46% des victimes mineures ont présenté une période d’amnésie traumatique lorsque les violences subies ont été commises par un membre de la famille.
• Des années, voire des dizaines d’années, peuvent s’écouler avant que les souvenirs traumatiques ne refassent surface. Selon cette enquête, entre 6 et 20 ans dans 29% des cas, entre 21 et 40 ans dans 11% des cas et jusqu’à 40 ans voire plus dans 1% des cas.
• Plus l’enfant est jeune au moment des faits, plus le risque d’amnésie est grand, allant parfois jusqu’à une absence totale de souvenirs pour une période de vie. Et donc Le risque d’amnésie est d’autant plus grand que les abus ont eu lieu dans la sphère familiale et que le lien de confiance entre la victime et l’agresseur est étroit.
• Le souvenir peut avoir été effacé quand bien même la victime en a parlé à d’autres au moment du drame. C’est ce qu’a montré la psychologue américaine Linda Meyer Williams dans une étude sur les souvenirs des violences sexuelles subies durant l’enfance. En effet, 38% des femmes interrogées ne se souvenaient pas des abus qu’elles avaient pourtant rapportés dix-sept ans plus tôt.
D’où les demandes d’évolution et d’allongement du délai de prescription en matière législative.
Le délai de prescription est le délai au-delà duquel la victime ne peut plus porter l’affaire en justice.
Et il y a eu des avancées législatives, en tout cas, sur ce point. Lorsqu’une infraction sexuelle est commise sur un mineur, le délai de prescription ne commence qu’à partir de la majorité de la victime. Ainsi en matière de délits, certains délais de prescription sont passés de 6 ans à 10 ou 20 ans. Et pour certains crimes, le délai a été allongé à 30 ans au lieu de 20 ans.
Revenons à présent à la mémoire traumatique. Finalement c’est étroitement lié à l’enregistrement du souvenir. Puisque comme il n’y a pas d’encodage et de stockage de la mémoire sensorielle et émotionnelle, la mémoire reste piégée dans l’amygdale sans être traitée, ni transformée. Elle va rester hors temps, non consciente, à l’identique.
• D’une part, l’amygdale n’a pas reçu l’information que le danger est écarté. L’amygdale va continuer d’envoyer en toile de fond des signaux de danger permanent. C’est ce qui fait un état d’anxiété permanent, un état d’insécurité latent en toile de fond
• D’autre part, cette mémoire traumatique est là comme une bombe à retardement, toute prête à être réactivée par des déclencheurs. Les déclencheurs rappellent l’expérience initiale et produisent le même état et même vécu de danger initiale, comme une machine à remonter le temps, avec les mêmes sensations, les mêmes douleurs, les mêmes sentiments de détresse, de terreurs, les mêmes phrases entendues. Vous comprenez ici qu’il s’agit des états de panique, les cauchemars, les flash backs, les réminiscences…
Ce qui nous permet d’introduire la notion d’état de stress post-traumatique autrement appelé «syndrome de stress post-traumatique» (PTSD) : l’événement a disparu, mais le corps et le cerveau ne l’ont pas intégré.
• C’est exactement le principe de l’activation de la mémoire traumatique décrit juste, un déclencheur, Un visage, un lieu, un objet, un bruit, une odeur, tout ce qui rappelle de près ou de loin l’événement traumatique et le ravive en déclenchant les mêmes émotions, sensations…
• En plus des souvenirs répétitifs et envahissants, la personne peut être en état d’hypervigilance, d’irritabilité, de troubles du sommeil, de réactions excessives ou de colère. La personne vit dans un état de menace omni-présente et avec laquelle elle doit composer alors que le danger est passé ; c’est juste que son système nerveux ne le sait pas, ne l’a pas intégré.
Concrètement, l’événement peut rejaillir de différentes façons :
• Sous forme de “Flashback” : la personne ayant vécu un traumatisme revit l’événement traumatique qu’elle a vécu précédemment, cela peut prendre la forme d’images mentales associées à des émotions fortes ; c’est la même chose qu’une reviviscence
• La réminiscence, elle, est différente. C’est une forme de retour à la conscience de souvenirs, non accompagnées de complète reconnaissance. Il s’agit de souvenirs vagues et incomplets difficiles à localiser.
Donc, la personne traumatisée par l’inceste vit à la fois au niveau de la mémoire :
• Un bug d’enregistrement du souvenir, pouvant aller jusqu’à l’amnésie totale ou partielle.
• La création d’une mémoire traumatique, en lien avec ce bug d’enregistrement, mémoire qui agit comme une bombe à retardement si des déclencheurs sont activés. Et, en plus, comme le système a disjoncté, il n’y a pas de perception de danger, et de réflexion de défense et de protection. Pour prendre une image, lorsqu’on pose sa main anesthésiée sur une plaque électrique, ce n’est pas parce qu’on ne ressent pas la douleur qu’on ne va pas être gravement brûlé.
C’est très difficile de calmer une mémoire traumatique, en particulier quand il y a amnésie et que donc, le vécu douloureux ne peut être identifié, relié au traumatisme. Les sensations en sont d’autant plus déstabilisantes. Cela donne une impression de danger, de mort imminente, l’impression aussi de devenir au fou. L’incompréhension de ce que l’on vit est totale. Une forme de pilotage à l’aveugle d’un danger permanent, dont on ne connait l’existence. Et donc la personne qui vit cela, vit dans un état d’hypervigilance, peut notamment mettre en place des stratégies d’évitements, de contrôle épuisants.
Mais alors, peut on retrouver sa sécurité en ayant une amnésie totale ou partielle ?
C’est une très bonne question. Et je n’ai pas de vérité théorique à transmettre sur ce point. J’ai en revanche mon point de vue. Pour moi, c’est l’inscription corporelle du vécu qui a besoin d’être soigné, en relation avec un autre être humain. Ce qui va permettre de « débloquer » les inscriptions corporelles, de vivre les moments d’insécurité, dans la sécurité du lien en thérapie.
En cela, oui, nous ne sommes pas condamnés si nous n’avons pas accès à ces souvenirs.
Les souvenirs quant à eux, pourront revenir avec la construction de la sécurité. Mais retrouver ses souvenirs n’est pas, pour moi, le point sur lequel se focaliser en thérapie.